Théorie naïve de la vision des couleurs

Un peu de biophysique avec les mains

La vision des couleurs met en jeu des phénomènes physiques, des réactions biologiques et des interprétations mentales... Pas si simple !

D'abord, si nous avons une vision colorée, c'est parce que nos yeux sont équipés de différents capteurs qui absorbent l'énergie lumineuse incidente et la transforment pour envoyer (sous forme biochimique, sans entrer dans le détail de la transmission neuronale) des signaux au cerveau.

S'il n'y avait qu'un seul type de capteur, le cerveau recevrait un signal quantitativement plus ou moins fort mais sans pouvoir faire la différence entre les différentes compositions possibles de la lumière incidente. Puisque nous distinguons les couleurs, c'est donc que nous avons plusieurs types de capteurs.

De fait, la rétine humaine est dotée de 3+1 récepteurs différents (cf. Réf. 1).

Puisqu'il est ici question d'y voir plus clair sur les couleurs, ce sont les cones qui vont surtout retenir notre attention. Grosso modo, le fonctionnement de chaque type de cone peut être décrit de la même façon : l'intensité du signal envoyé au cerveau dépend de la longueur d'onde de la lumière reçue. La dépendance est décrite par une courbe de réponse en forme de cloche. Il y a un maximum indiquant que le cone répond davantage à une longueur d'onde. De part et d'autre de ce maximum, la courbe s'évase pour indiquer que le cone répond aussi aux autres longueurs d'onde mais de moins en moins lorsqu'on s'éloigne du pic. Les trois catégories de cones se distinguent, un peu, par la hauteur du pic et, surtout, par la position de ce maximum.
L'énergie du signal émis vers le cerveau est puisée dans la lumière incidente. Elle est donc directement fonction de l'intensité lumineuse absorbée, qui est exprimée par un coefficient appelé "absorbance" (une définition précise en sera donnée plus bas).

La référence 2 indique d'abord que les absorbances moyennes des catégories S, M, L (et des batonnets) furent mesurées à respectivement 0,037 ±0,011, 0,032 ±0,007, 0,027 ±005 (et 0,035 ±0,007). Malgré les incertitudes de mesures notables, une tendance à la décroissance en fonction de la longueur d'onde pourrait être supposée mais, globalement, il est à retenir que les trois types de cellules ont des réponses en absorption du même ordre de grandeur.

La même référence indique aussi les positions des maxima des réponses situés respectivement environ à 420 nm, 534 nm, 564 nm (et 498 nm). Les courbes de réponse caractéristiques des types M et L sont donc relativement voisines tandis que celle du type S en est plus écartée (celle des batonnets venant s'intercaler entre S et M). L'article donne la représentation graphique suivante de ces absorbances. Ces courbes sont individuellement "normalisées", c'est-à-dire multipliées par un facteur amenant la valeur du maximum de chacune à 100.

Absorbances
normalisées
à 100
absorbances
Figure 1.
Extraite de la
référence 2.
Longueur d'onde en nm.

La représentation suivante est inspirée du graphique précédent. Après avoir supprimé la réponse des batonnets, elle "dénormalise" les courbes d'absorbance en laissant le maximum à 100 pour les cones S mais en corrigeant les autres proportionnellement à l'absorption moyenne mesurée, citée plus haut. Ce traitement n'a pas la prétention d'être très précis mais vise juste à donner une impression réaliste des réponses des capteurs.

En effet, lorsque la lumière traverse un milieu, généralement, seule une partie est transmise parce que le reste est piégé dans le matériau. Dans le cas des cones, c'est cette part absorbée de la lumière qui est convertie en signal envoyé vers le cerveau. Comme l'absorbance est le nombre tel que "Transmise = Incidente / 10^Absorbance", il apparait qu'une absorbance nulle signifie que rien n'est absorbé. Lorsque l'absorbance augmente, la part transmise de l'intensite lumineuse diminue, donc la part absorbée augmente et le signal envoyé au cerveau également. Une grande absorbance indique donc une bonne vision de la lumière incidente.

Absorbances
non normalisées
individuellement
(base 100=maximum S)
absorbances non normalisées
Figure 2.
Vue d'artiste
des absorbances des cones.
Longueur d'onde en nm.

Chaque courbe de la figure précédente caractérise la manière de répondre de chaque cone. Maintenant, supposons qu'une onde monochromatique arrive sur la rétine. La figure suivante reprend la précédente et y fait figurer une barre représentative d'une onde incidente monochromatique.

Absorbances
non normalisées
individuellement
(base 100=maximum S)
absorbances non normalisées
Figure 3.
Fiat
lux
monochromatique.
Longueur d'onde en nm.

En réponse à une telle onde, chacun des trois types de cones délivre vers le cerveau son propre signal. Le plus fort (par cone) est celui des cones M (point à hauteur 47 environ). S'y ajoute celui des cones S (point dans les 32) et celui, à peine inférieur, des cones L (dans les 28). Bien sûr, les 3 énergies transmises dans la réalité vont dépendre du nombre de cones de chaque type sollicités (les L sont de loin les plus nombreux, viennent ensuite les M et les S ne représentent que 5% environ de la population - cf. réf. 1), de l'angle d'incidence, etc. L'important est que le cerveau reçoit un cocktail de trois énergies et que les proportions relatives des énergies des trois origines S, M et L lui permettent de reconnaître la longueur d'onde reçue (entre autres choses).

Ainsi, la vision des couleurs est la capacité mentale à exploiter les proportions de signaux envoyés par les trois types de capteurs S, M et L.

Des noms, des noms !

Comme cela vient d'être vu, un signal lumineux monochromatique reçu par l'œil est interprété par le cerveau grâce aux trois "coordonnées" (S, M, L) que sont les niveaux des signaux délivrés par les trois types de capteurs. Comme pour beaucoup d'autres choses, dans son évolution culturelle, l'homme a fini par nommer les choses qu'il distingue. Dans le cas particulier, certains cocktails de signaux ont reçu des noms particuliers. En fait, ces noms existent en abondance et ne sont pas standardisés. Cependant, certains d'entre eux ont un usage reconnu. Par exemple, la barre monochromatique de la figure précédente est dans une couleur nommée cyan. Un autre exemple intéressant est celui de la couleur magenta qui nomme une sensation colorée ne correspondant à aucune raie de longueur d'onde unique.

La figure suivante complète la précédente en y ajoutant les noms les plus connus et une représentation approximative de l'éventail des perceptions colorées humaines. Le magenta ne figure pas dans cette dernière puisqu'il n'est pas associé à une longueur d'onde spécifique (il ne peut être obtenu que par addition de plusieurs lumières de longueurs d'ondes différentes).

Absorbances
non normalisées
individuellement
(base 100=maximum S)
absorbances non normalisées
Figure 4.
Spectre visible
et
noms courants.
Longueur d'onde en nm.

Remarque : dans le langage courant, l'habitude a été prise de désigner les types de cones par des noms de couleurs. Pour les deux premiers, en raison de la place de leur maximum : ainsi les S sont évoqués comme "bleus" et les M comme "verts". Le troisième, L, comme "rouge" parce que c'est le seul à voir encore significativement cette couleur. L'auteur de cette page trouve que c'est une TRES MAUVAISE HABITUDE, d'abord parce que la convention de nommage n'est pas la même dans les trois cas, ensuite parce que c'est précisément parce que les capteurs réagissent à une bande étalée de longueurs d'onde (et non à une lumière monochromatique) que l'homme ressent la couleur, enfin parce que ce nommage invite à un rapprochement trop rapide avec les principes de la synthèse de couleurs, ce qui peut être source de confusion. C'est dit.

Changement de coordonnées

Comme l'arrivée d'une lumière colorée déclenche 3 signaux de niveaux S, M et L, le cerveau peut attacher à cette onde trois caractéristiques distinctes.

>>> Ce pourraient être "simplement" les niveaux S, M et L eux-mêmes. Il doit être évident pour tout le monde que ce n'est pas la pratique qui s'est installée ;-).

>>> Une autre combinaison possible est : teinte, saturation, valeur (vocabulaire du GIMP, par exemple).

>>> Une troisième combinaison possible est la décomposition en 3 couleurs primaires. Soit donc trois faisceaux choisis comme références, de couleurs monochromatiques a priori quelconques mais fixes Q, U et A, faisant chacun délivrer par les trois types de cones S, M et L un cocktail de signaux supposé connu :

FaisceauSignal SSignal MSignal L
Qsqmqlq
Usumulu
Asamala

Un flux incident quelconque F engendre les signaux sf, mf et lf. La question est de savoir s'il est possible de trouver une superposition des trois faisceaux de référence, avec des intensités adaptées, pour reproduire les signaux engendrés par F. Une combinaison linéaire xq.Q + xu.U + xa.A de Q, U et A, où les coefficients x sont 3 inconnues, satisfaisant cette condition doit vérifier les trois équations :

Il s'agit d'un système de trois équations à trois inconnues qui admet en général une solution unique, pour peu que son déterminant soit non nul. Celui-ci ne dépend que des trois raies choisies comme références. En fait, pour que ce système d'équations soit mathématiquement bien conditionné, il faut que les cocktails correspondants soient bien différents, c'est-à-dire que les raies Q, U et A soient bien découplées. Le bleu et le vert, avec leurs maxima bien séparés pour les cones S et M, fournissent déjà une paire de couleurs répondant à ce critère. Cependant, le troisième maximum, celui de L, est dans les jaunes, donc trop proche du vert pour être satisfaisant. Le rouge, plus lointain, présente un meilleur compromis en ce sens qu'il est surtout vu par un seul type de cone qui fournit une réponse encore significative, bien qu'il ne corresponde pas à un maximum.

Dans la réalité, les choses sont un peu moins simples (cf. réf. 4) mais ce raisonnement permet de comprendre pourquoi l'usage a consacré la décomposition rouge-vert-bleu, plus connue sous le nom de représentation RVB, comme moyen de représenter toutes les couleurs.

Remarque bis : Accessoirement, ce raisonnement permet aussi de comprendre pourquoi le choix RVB est assez naturel et pourquoi la désignation des cones par ces trois couleurs est devenue commune, bien qu'elle soit une très mauvaise habitude ;-).

Synthèse

La conclusion du paragraphe précédent est que l'on peut synthétiser un flux coloré tel que vu par l'œil en ajoutant dans des proportions bien choisies les trois couleurs primaires rouge, vert et bleu. Fort logiquement, cette opération s'appelle la synthèse additive. Elle est naturellement réalisée par les moyens techniques qui émettent indépendamment, en les ajoutant, ces trois couleurs primaires.

Il est facile de pratiquer un peu l'addition de couleurs avec le mélangeur suivant. Les valeurs entrées dans le tableau de commande inférieur déterminent les couleurs affichées dans la table supérieure. Dans celle-ci, les cellules en haut à gauche, en haut à droite et au milieu de la troisième ligne reproduisent exactement les couleurs primaires réglées dans le tableau de commande. La case centrale est l'addition des trois couleurs primaires. Chacune des trois autres cellules montre l'addition des deux couleurs primaires qui l'encadrent. Cela est aussi visible dans le code hexadécimal de la couleur affiché dans chaque cellule. Une autre version de ce mélangeur est disponible en HTML 5 (réf. 5).

Table d'addition de couleurs
Zone rouge
Zone jaune
Zone verte
Zone magenta
Zone blanche
Zone cyan
Zone bleue
Entrer ci-dessous les valeurs décimales (de 0 à 255) pour les trois couleurs primaires
ou cliquer sur les flèches pour augmenter ou diminuer ces valeurs.

Rouge

Vert

Bleu
Tableau de commande des valeurs primaires

L'auteur de cette page aurait eu moins de mal a comprendre les notions exposées plus haut s'il n'avait pas été, dès la petite enfance, égaré par un discours trompeur sur le mélange des couleurs ;-). On lui fit en effet accroire, tubes de gouache à l'appui, des fables telles que "le vert est obtenu en mélangeant du jaune avec du bleu" !

La réalité est tout autre. En fait, le vert est obtenu en mélangeant du jaune avec du cyan. D'une part, la gouache jaune contient des pigments qui absorbent le bleu ; elle réfléchit donc le reste, qui peut être représenté comme l'addition de rouge et de vert. D'autre part, la gouache cyan contient des pigments qui absorbent le rouge et réfléchissent le reste, addition de bleu et de vert. En conséquence, un mélange des gouaches jaune et cyan, contenant les deux pigments, retient le bleu et le rouge et ne renvoie vers l'œil que le vert. CQFD.

Cette opération consiste à mélanger des matières qui "éliminent" des couleurs. Pour cette raison, elle est appelée "synthèse soustractive". Pour les distinguer des couleurs primaires de la synthèse additive, les trois couleurs de base de la synthèse soustractive sont appelées "couleurs fondamentales". Ce sont le magenta, le cyan et le jaune - les couleurs principales des cartouches de votre imprimante à jet d'encre.

cartouches magenta cyan et jaune

Convaincu ? En fait, le texte ci-dessus est déjà une application exagérément simplifiée de la théorie classique des couleurs. Cependant, de plus, cette théorie n'est pas suffisante pour expliquer de manière satisfaisante tous les phénomènes visuels liés à la couleur. Une théorie plus générale repose sur l'idée que le cerveau exploite en réalité les cartes de clarté de la scène regardée dans différentes longueurs d'onde pour calculer les couleurs des objets, avec ainsi une plus grande indépendance par rapport à la lumière ambiante... Pour en savoir plus, voir le film présenté par la référence 4.

Références

  1. Roorda A., Williams D. R., "The arrangement of the three cone classes in the living human eye", NATURE, vol. 397, 11 feb. 1999..
  2. Bowmaker J. K., Dartnall H. J. A., "Visual pigments of rods and cones in a human retina", J. Physiol., 298, pp. 501-511, 1980..
  3. La source du spectre de la figure 4 est cette image de wikimedia.
  4. (Université libre de Bruxelles).
  5. En fait, une compréhension profonde du fonctionnement de la rétine, tapissée de nanocapteurs, demande sans doute de la considérer comme un réseau d'antennes, comme soutenu par Gerald Huth (January 13, 2011).
  6. Voir le synthétiseur de couleurs en HTML5.

© Sellig Zed, 14.III.2011. Diffusé sous licence CeCILL.

Valid HTML 4.01 Strict